Philippe Manoury, votre B-Partita, en création ce soir, est sous-titrée in memoriam Pierre Boulez. Quelle dette, qu’elle relève de l’esthétique musicale ou de la démarche compositionnelle, pensez-vous avoir envers celui qui fut votre mentor ?

Philippe Manoury : Mes premières Ĺ“uvres portent indubitablement son influence esthĂ©tique. Aujourd’hui nĂ©anmoins, cette influence dans mon travail est, je crois, moins forte du point de vue de l’esthĂ©tique, que de celui de la mĂ©thodologie, de la rĂ©flexion, de la pensĂ©e musicale, et de l’attention Ă  la construction. J’ai ainsi repris Ă  mon compte cette grande rigueur qu’il portait Ă  la potentialitĂ© des matĂ©riaux, lesquels ne doivent ĂŞtre choisis qu’en Ă©tant très attentif Ă  leurs consĂ©quences.

Un autre de ses champs d’investigation compositionnels, dont on parle Ă  mon avis trop peu, attire depuis quelque temps mon attention : ce sont ce que j’appelle les « formes temporelles Â», autour desquelles j’essaie de dĂ©velopper une rĂ©flexion thĂ©orique, voire esthĂ©tique â€“ c’est notamment le point de dĂ©part de ma pièce Le temps, mode d’emploi (2014) pour deux pianos et Ă©lectronique. On sait reconnaĂ®tre une musique Ă  ses motifs, Ă  ses accords et Ă  ses figures, mais on peut aussi la reconnaĂ®tre Ă  ses structures temporelles, Ă  la cohĂ©rence de la distribution des Ă©lĂ©ments musicaux dans le temps, d’une pièce Ă  l’autre. György Ligeti nous offre un exemple très simple de ce concept avec cette forme continue, exempte de toute rupture qu’on entend dans ses premières Ĺ“uvres. Pierre Boulez, quant Ă  lui, a trouvĂ©, sans le revendiquer expressĂ©ment, des formes de temporalitĂ© passionnantes, notamment ce rapport dialectique fluctuant entre rigueur et libertĂ© : on observe souvent chez lui une coexistence de formes temporelles très rigoureuses (caractĂ©risĂ©es par des rythmes, une mĂ©trique et une organisation rigoureuse de la musique dans le temps) et d’élĂ©ments beaucoup plus libres et intuitifs, pensĂ©s comme des gestes, qui peuvent ĂŞtre Ă©crits dans une notation proportionnelle, ou se fier Ă  un placement alĂ©atoire au sein d’une durĂ©e donnĂ©e. L’exemple le plus Ă©vident est certainement RĂ©pons.
Les solistes Ă©tant placĂ©s loin du chef, ils ne peuvent pas suivre aussi prĂ©cisĂ©ment sa battue que le reste de l’ensemble. Leur partie est donc Ă©crite de manière plus fluide : soit ils sont totalement indĂ©pendants du chef, soit ils rĂ©agissent selon des catĂ©gories marquĂ©es « très vite Â», « très lent Â», « espacĂ©s Â», sans plus de prĂ©cision. Cette dialectique crĂ©e une dynamique temporelle qui vĂ©hicule pour moi une puissante charge Ă©motive.
Ce jeu entre rigueur et liberté est facilité par le recours à l’informatique musicale, grâce notamment au logiciel Antescofo, qui permet de suivre le musicien – vous en entendrez d’ailleurs dans l’électronique de B-Partita : ce sont des processus algorithmiques électroniques (souvent une superposition de boucles assez complexes, conçues pour ne pas tomber dans une quelconque cyclicité, et dialoguant et échangeant les unes avec les autres) dont on définit les conditions de départ et d’évolution, et qui tournent tout seuls ou presque, dans un mode quasi autogénératif. Ces processus ne sont pas entendus comme des boucles, mais comme des formes qui ne cessent de se transformer, donnant un sentiment de souplesse en même temps que d’incertitude. C’est donc un hasard, mais un hasard contrôlé.

Cette dialectique temporelle est-elle possible avec le jeu instrumental ?

Oui, mais c’est plus dĂ©licat : on ne peut aller aussi loin qu’avec l’électronique. Soit les processus sont Ă©crits et donc dĂ©terministes, soit on fait le choix de l’indĂ©terminĂ©, mais les processus restent assez simples : le musicien peut par exemple choisir entre plusieurs sĂ©quences, commencer et s’arrĂŞter de manière alĂ©atoire. Mais on ne peut pas demander aux interprètes de composer eux-mĂŞmes, au risque de tomber dans l’improvisation â€“ un concept qui ne m’attire pas personnellement car il engendre, la plupart du temps, des formes que je trouve trop simples et trop prĂ©dictibles.
Dans B-Partita, par exemple, les instrumentistes de l’ensemble joueront parfois en dehors de tout contrĂ´le du chef. Dans certaines sĂ©quences, les cordes choisissent ce qu’elles jouent, de manière assez libre. Il y a Ă©galement ce que j’appelle des « fonds musicaux Â» : des boucles polyrythmiques distribuĂ©es entre plusieurs instruments – avec la masse de l’ensemble, et surtout celle de l’orchestre, on obtient de riches textures Ă  partir d’un matĂ©riau assez simple.

Avec B-Partita, vous remettez sur le mĂ©tier un ouvrage dĂ©jĂ  abouti, Partita 2 pour violon et Ă©lectronique, et l’étendez au violon, ensemble et Ă©lectronique â€“ une dĂ©marche qui pourrait Ă©galement faire penser Ă  celle si souvent suivie par Pierre Boulez.

En rĂ©alitĂ©, ma dĂ©marche ne suit pas exactement celle de Pierre Boulez. Chez Boulez, dans Notations, Sur Incises ou Anthèmes, l’idĂ©e Ă©tait davantage d’une prolifĂ©ration Ă  partir d’un matĂ©riau de dĂ©part. Ici, je suis plutĂ´t les Chemins ouverts par Luciano Berio, qui Ă©tendaient Ă  une forme concertante le discours de ses Sequenze. En revanche, je reprends, en guise d’hommage Ă  Pierre Boulez, ce qu’il avait fait dans ...explosante-fixe... Ă  la mĂ©moire d’Igor Stravinsky. En l’occurrence, je remplace la litanie en mi bĂ©mol : d’...explosante-fixe... (le mi bĂ©mol Ă©tant symbolisĂ© par « Es Â» en notation allemande) par une image similaire en si bĂ©mol (« B Â»). Surgissant au sein des commentaires de l’ensemble instrumental, ce sont comme des fenĂŞtres qui ouvrent sur un Ă©lĂ©ment totalement Ă©tranger au discours principal.

Dans la première version de votre Partita 1 pour alto et Ă©lectronique, l’index droit de l’interprète Ă©tait Ă©quipĂ© d’un capteur, mais vous avez abandonnĂ© ce dispositif depuis, pour la Partita 2 mais aussi pour la Partita 1 : pourquoi, alors que l’interaction entre jeu instrumental et Ă©lectronique est l’un de vos chevaux de bataille ?

Le problème de ce genre d’outil est leur pĂ©rennitĂ© : prenez la flĂ»te 4X, pour laquelle j’ai Ă©crit Jupiter et Boulez a composĂ© ...explosante-fixe..., ou encore le piano MIDI (un piano acoustique Ă©quipĂ© de capteurs MIDI), auquel Ă©tait destinĂ© Pluton. Aucun de ces instruments n’a eu de succès commercial (j’aurais cru pourtant, dans le cas des capteurs MIDI pour le piano, que la pop s’en emparerait, mais non), et l’industrie ne s’intĂ©resse donc plus Ă  leur production. Les liens entre l’art et l’industrie sont une grande source de prĂ©occupation pour moi. Comment jouer le rĂ©pertoire qui leur est consacrĂ© ? Aujourd’hui, on travaille ainsi Ă  une version « acoustique Â» de Pluton. Concernant la Partita 1, les outils d’analyse du son de l’instrument donnent des rĂ©sultats d’une finesse Ă©gale Ă  ceux que donnait le capteur, alors pourquoi s’embarrasser avec un outil dont on ignore s’il existera encore dans 10 ans ? Je pars du principe que, dans 50 ou 100 ans, on trouvera encore des ordinateurs, des micros et des camĂ©ras. Bien sĂ»r, ces outils s’affineront, gagneront en puissance et en prĂ©cision, et ne ressembleront plus Ă  ce qu’ils sont aujourd’hui, mais leur substance restera la mĂŞme. Le signal sonore sera toujours une mesure des variations de pression dans l’air. Tout bien considĂ©rĂ©, le dialogue entre l'instrumentiste et l’électronique relève alors de la musique de chambre, ce qui est aussi très intĂ©ressant.

N’en va-t-il pas de mĂŞme avec la partie logicielle de l’informatique musicale ?

C’est juste. C’est pourquoi je vois dans l’avènement du logiciel libre une véritable chance pour lutter contre l’obsolescence programmée des outils. Avec le logiciel libre, comme Pure Data développé par Miller Puckette, on pourra conserver la version du logiciel conçue pour une pièce particulière qui ne sera pas rendue obsolète par les versions suivantes. Une nouvelle version du logiciel ne rendra pas caduque un programme plus ancien ou une pièce déjà aboutie.

Ă€ cet Ă©gard, quel regard portez-vous sur le concept d’instruments augmentĂ©s ?

D’abord, il s’agit de bien dĂ©finir ce qu’est un instrument augmentĂ© : un instrument est augmentĂ© Ă  partir du moment oĂą le son Ă©lectronique (qu’il provienne de traitements du son de l’instrument ou non) sort du corps de l’instrument. Le premier avantage est bien Ă©videmment de s’affranchir des haut-parleurs â€“ que Pierre Boulez appelait sarcastiquement des « broyeurs de son Â». S’ils ont fait beaucoup de progrès ces dernières annĂ©es, les haut-parleurs ne sont pas d’aussi fins diffuseurs de sons que les instruments. Ensuite, Ă  l’exception des nouveaux systèmes comme la WFS, dont très peu de salles sont Ă©quipĂ©es, ils sont ponctuels, par opposition aux instruments acoustiques qui diffusent tous azimuts et remplissent l’espace â€“ et cette diffĂ©rence d’images sonores complique considĂ©rablement le mariage des deux. Par ailleurs, les instruments augmentĂ©s permettent Ă  cet instrument d’accĂ©der Ă  des textures Ă©lectroniques (des sons qui sortent du spectre acoustique naturel de l’instrument). Cela dit, de ce que je peux constater aujourd’hui, ils sont sujets Ă  diverses limitations, comme la puissance sonore, ou le rĂ´le de filtre que joue la caisse de rĂ©sonance de l’instrument, lequel ne permet pas de diffuser tous les sons indiffĂ©remment. Enfin, les instruments augmentĂ©s n’ont pas la mĂŞme souplesse en termes de spatialisation... Bref, s’il est tout Ă  fait adaptĂ© pour tout ce qui relève de la transformation instrumentale ou de la synthèse sonore, dans une vision chambriste de l’électroacoustique, l’instrument augmentĂ© ne satisfera pas tous les besoins de la musique Ă©lectronique.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

Note de programme du concert du 16 juin 2016 au Centre Pompidou.

 

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.