Entretien avec Peter Eötvös : du langage au quatuor

par
Jérémie Szpirglas, le 22 février 2017

 

Peter Eötvös, lorsqu’on considère votre Ĺ“uvre, on s’étonne du peu de place qu’y occupe le quatuor Ă  cordes : vous n’en avez composĂ© que deux, que nous entendrons ce soir. Pourquoi vous y ĂŞtre si peu intĂ©ressĂ© ?


Par manque d’occasion, tout simplement : je dirige Ă©normĂ©ment, et je compose davantage pour l’orchestre et l’opĂ©ra. Tous mes quatuors Ă  cordes ont Ă©tĂ© Ă©crits sur commande, et celles-ci ont Ă©tĂ© assez rares ! Mais j’adore le quatuor Ă  cordes. Il reprĂ©sente Ă  mes yeux le plus haut niveau sur l’échelle de la composition â€“ j’ai du reste longtemps craint de ne pas ĂŞtre Ă  la hauteur, et cela m’a sans doute retenu un peu aussi. Le bel accueil qui a Ă©tĂ© fait Ă  mon premier quatuor Korrespondenz, commande du Quatuor Arditti en 1992, m’a grandement rassurĂ© Ă  cet Ă©gard. Mais il a fallu attendre encore presque vingt ans pour recevoir une nouvelle commande : celle du Quatuor Calder, qui, après avoir travaillĂ© mon premier Ă  Los Angeles, m’a demandĂ© de continuer. C’est d’ailleurs le Quatuor Calder qui m’a demandĂ© spĂ©cifiquement un quatuor avec soprano.

Comment abordez-vous le dĂ©fi compositionnel que reprĂ©sente le quatuor Ă  cordes ? Vous placez-vous dans la tradition hongroise ? Korrespondenz comme The Sirens Cycle sont deux partitions prĂ©occupĂ©es des langues et du langage : celui-ci serait votre « porte d’entrĂ©e Â» sur l’univers du quatuor Ă  cordes ?


Oui : c’est du reste le cas de nombre de mes pièces, mĂŞme instrumentales â€“ on peut par exemple mentionner Speaking drums, concerto pour percussions Ă©laborĂ© sur la base d’un texte de Sándor Weöres. Mais le cas de mes deux quatuors Ă  cordes est un peu particulier. Lorsque je me suis lancĂ© dans la composition de Korrespondenz en 1992, j’étais dĂ©jĂ  plongĂ© dans les travaux prĂ©paratoires de mon opĂ©ra Three sisters, d’après Tchekhov, une commande de l’OpĂ©ra de Lyon. Mon intention Ă©tait alors d’éviter d’écrire dans un style opĂ©ratique unique et préétabli, et j’avais l’idĂ©e de faire « parler Â» les instruments â€“ c’est-Ă -dire de trouver une technique au moyen de laquelle les instruments font sonner voyelles et consonnes, de manière synchronisĂ©e, ou du moins en parallèle, avec le texte chantĂ©. C’était une manière d’éviter les « doublages Â» Ă  la manière de Puccini, par exemple, qui font toujours jouer aux instruments la mĂŞme mĂ©lodie que le chanteur. De cette manière, les instruments suivent le texte, et la mĂ©lodie dĂ©coule directement du texte lui-mĂŞme, chaque phonème suggĂ©rant une hauteur, une durĂ©e, une articulation. C’est cette technique dont j’ai fait l’expĂ©rience dans Korrespondenz, avec les textes des lettres de Mozart, père et fils. Très flexibles et pouvant imiter n’importe quel « bruit Â» ou presque, les cordes se prĂŞtent bien au travail des consonnes. Avec l’immense richesse de leurs timbres et la grande Ă©tendue de leurs tessitures qui vont des basses grondantes aux aigus sifflants, elles autorisent des articulations « linguistiques Â» Ă©minemment subtiles. Ă€ cette technique s’en ajoute ici une autre : les intervalles sont utilisĂ©s comme Ă©lĂ©ment phonĂ©tique de la voyelle. Ainsi, une sixte majeure correspondra au « u Â» allemand tandis que le « o Â» sera une quinte, le triton sera un « e Â», etc. Ce procĂ©dĂ© fonctionne très bien pour le quatuor Ă  cordes, mais j’en ai finalement abandonnĂ© le principe pour Three sisters : cela me semblait techniquement bien trop complexe Ă  mettre en place dans le cadre d’un opĂ©ra. Mais l’idĂ©e est restĂ©e ! Elle trouve mĂŞme un prolongement dans mon deuxième quatuor, The Sirens Cycle. La commande spĂ©cifiant un quatuor avec soprano, j’ai voulu poursuivre dans la voie d’une musique sur un texte. Mon choix s’est portĂ© sur Le Silence des Sirènes de Kafka (1931), texte fascinant qui dĂ©veloppe une idĂ©e fantastique et drĂ´le : Ulysse n’aurait pas entendu les sirènes chanter, mais n’a « entendu Â» que leur silence, arme autrement plus lĂ©tale que leur chant. Entretemps, les possibilitĂ©s d’analyser un Ă©chantillon sonore, et a fortiori un texte lu, s’étaient considĂ©rablement dĂ©veloppĂ©es. C’est que j’ai pensĂ© faire Ă  l’Ircam. Avec Serge Lemouton, rĂ©alisateur en informatique musicale, nous avons donc enregistrĂ© une comĂ©dienne en train de lire le texte de Kafka pour en faire ensuite l’analyse des frĂ©quences, nuances et durĂ©es. Serge en a tirĂ© un magnifique graphique oĂą l’on trouvait mĂŞme les notes, sur une portĂ©e... C’était incroyable : je n’avais quasiment plus besoin de composer, tout Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©crit sur le papier. Ne restait plus, en toute logique, qu’à Ă©couter le rĂ©sultat musical. Ce n’est bien sĂ»r pas ce que j’ai fait : après avoir Ă©tudiĂ© les donnĂ©es de la machine, mon premier rĂ©flexe a Ă©tĂ© de travailler et dĂ©former ce matĂ©riau de base. Craignant que l’utilisation directe des donnĂ©es de l’analyse ne produise un rĂ©sultat par trop spectral, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© Ă©laborer sur cette base un langage qui m’est propre. C’est pourquoi, si les trois premières pages de The Sirens Cycle sont plus ou moins fidèles Ă  l’analyse, dès que j’ai compris comment tout cela fonctionnait, je me suis Ă©cartĂ© â€“ dès la quatrième page. Au reste, c’est souvent ainsi que je travaille : je cherche d’abord un angle d’attaque, une accroche, que j’abandonne dès que j’en ai compris les mĂ©canismes. Concernant la langue, justement, avec Korrespondenz puis The Sirens Cycle, cohabiteront dans la mĂŞme soirĂ©e du français, un dialecte salzbourgeois, de l’anglais, du grec, de l’allemand... Lorsque je m’intĂ©resse Ă  un texte, je le prends presque systĂ©matiquement dans sa langue originale : chaque langue, par son rythme et ses consonnes propres, par ses accents toniques et ses tournures de phrases, implique un caractère musical singulier.


Pour revenir Ă  The Sirens Cycle, comment s’articulent les diffĂ©rents volets du cycle ?


Trouvant le texte de Kafka trop court, j’en ai cherchĂ© d’autres sur la mĂŞme thĂ©matique d’Ulysse et des Sirènes : je suis tout naturellement tombĂ© sur ceux d’Homère et de James Joyce. On commence avec le mouvement d’après Joyce, qui est aussi le plus long. Vient ensuite Homère, qui tient lieu de mouvement lent, tandis que le scherzo du Kafka clĂ´t le cycle.

Entre chacun de ses mouvements s’insèrent deux interludes : quels sont-ils et quels sont leurs rĂ´les ?


Les interludes sont exactement cela : des entractes, des intermèdes. La voix n’y apparaĂ®t pas, on y entend uniquement le quatuor Ă  cordes. Mais pas en direct : les interludes sont exclusivement diffusĂ©s par les haut-parleurs, Ă  l’inverse des trois mouvements principaux, qui sont purement instrumentaux. Ce sont donc des pièces Ă©lectroacoustiques Ă©laborĂ©es Ă  partir d’échantillons du quatuor Ă  cordes enregistrĂ©s Ă  l’Ircam, puis transformĂ©s au moyen de divers effets. D’un point de vue plus pratique, le dernier mouvement, Kafka, Ă©tant jouĂ© scordatura (c’est-Ă -dire avec un accord inhabituel des instruments), le dernier interlude permettra au quatuor de se dĂ©saccorder.


Que recherchez-vous dans les sons Ă©lectroniques ? Vous ne pratiquez pas si souvent l’outil dans le cadre de votre travail de compositeur : comment l’approchez-vous ?


De manière gĂ©nĂ©rale, l’électronique est pour moi un moyen de trouver des sons nouveaux, impossibles Ă  produire Ă  l’aide des seuls instruments. De mĂŞme que l’orchestration est toujours pour moi une recherche de sonoritĂ©s diffĂ©rentes de celles que j’ai dĂ©jĂ  pu produire, c’est le « Klang Â» qui m’intĂ©resse. Dans le cas de ces interludes, c’était aussi l’occasion de donner une impression du fameux « chant des sirènes Â», que l’on entend très peu, voire pas du tout, dans les mouvements principaux.


Vous avez une grande expĂ©rience de technicien de studio : en quoi enrichit-elle votre expĂ©rience de compositeur ?


J’ai effectivement travaillĂ© plus de dix ans au studio d’électronique de Cologne, et cette expĂ©rience est essentielle, non seulement par les connaissances qu’elle m’a permis d’engranger, mais par le ressenti corporel des outils que j’ai pu dĂ©velopper. Je me souviens ainsi très clairement de toutes les possibilitĂ©s des technologies analogiques, et lorsque j’ai commencĂ© Ă  travailler Ă  l’Ircam dans les annĂ©es 1980, j’ai dĂ©couvert avec surprise que le numĂ©rique donne finalement des rĂ©sultats sonores très semblables Ă  ceux obtenus grâce Ă  l’analogique. La technique est peut-ĂŞtre diffĂ©rente, mais pas le son. Si je ne suis pas familier du numĂ©rique, je peux donc quand mĂŞme donner des instructions Ă  mon rĂ©alisateur en informatique musicale quant Ă  la direction que je veux prendre : je sais un peu comment obtenir ce que je veux entendre, sans connaĂ®tre prĂ©cisĂ©ment les outils.


Dernière question : ce concert met en perspective votre Ĺ“uvre pour quatuor Ă  cordes et le Quatuor n° 2 « Lettres intimes» de Leoš Janáček : que vous inspire ce rapprochement ?


C’est un rapprochement qui remonte Ă  la crĂ©ation de Korrespondenz en 1992. Le fait est que l’œuvre de Janáček travaille elle aussi le texte â€“ nous sommes dans la mĂŞme thĂ©matique et la mise en perspective des deux partitions apparaĂ®t donc cohĂ©rente. D’autant plus que, bien heureusement, elle se justifie aussi stylistiquement.D’autre part, je suis un grand admirateur de Janáček. J’ai Ă  maintes reprises dirigĂ© certains de ses opĂ©ras (comme L’Affaire Makropoulos) et son langage musical m’est très proche. Je ne pourrais donc me rĂ©jouir davantage de ce dialogue ainsi Ă©tabli entre nos musiques.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

©Ircam-Centre Pompidou

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