Entretien avec Laurent Feneyrou. Musique et maladie

par
Jérémie Szpirglas, le 19 octobre 2023

Comment est née l’idée de ce colloque/concert Musique et Maladie ?

L’idĂ©e remonte Ă  2015. Le musicologue Gianfranco Vinay avait attirĂ© mon attention sur un essai de son collègue, Giovanni Morelli (1942-2011), intitulĂ© « Musique et maladie Â». Peintre, dessinateur, Ă©crivain, poète, performer, cinĂ©phile, et surtout mĂ©decin de formation, Morelli enseigna d’abord l’anatomie Ă  l’AcadĂ©mie des beaux-arts de Bologne, puis la musicologie Ă  l’universitĂ© Ca’ Foscari de Venise, avant de crĂ©er l’Institut pour la musique de la Fondation Cini, qu’il dirigea jusqu’à sa mort. Dans son essai, extraordinaire d’érudition et de virtuositĂ© conceptuelle et d’écriture, Morelli esquisse quantitĂ© de thèmes de recherche : sur la manière hygiĂ©nique, sĂ©dative, sinon narcotique, et morale, dont la mĂ©decine considère la musique de l’AntiquitĂ© Ă  l’âge classique (musique et mĂ©decine) ; sur la transition, Ă  l’époque baroque, vers un nouvel ordre dans lequel le patient se dĂ©couvre lui-mĂŞme sujet, ouvrant les voies du XIXe siècle, oĂą l’artiste s’expose malade, de plus en plus gravement, et oĂą le regard mĂ©dical cherche, dans chaque symptĂ´me, et jusque dans les autopsies (de Beethoven, Schumann, Chopin...), la marque du gĂ©nie (musiciens et maladies) ; sur un nouveau changement d’ère, avec l’avènement de la modernitĂ©, oĂą la maladie n’est plus une dĂ©viation de la norme, mais une composition, par le corps, d’un autre mode de vivre, quand une mĂ©decine technique tend Ă  Ă©tudier la maladie sans le malade, Ă  la dĂ©shumaniser, Ă  la « dĂ©subjectiver Â», Ă  l’heure des analyses, radiographies, scanners ou IRMs, du cancer, du sida et autres Ă©pidĂ©mies d’aujourd’hui (musiques et maladies).
Dans les mĂŞmes annĂ©es, j’avais organisĂ© un dialogue, qui s’est avĂ©rĂ© d’une Ă©tonnante richesse, entre Salvatore Sciarrino et le philologue, hellĂ©niste, latiniste et historien de la mĂ©decine Jackie Pigeaud (1937-2016), autour de la mĂ©lancolie. Pigeaud nous laisse une Ĺ“uvre admirable et fĂ©conde pour la musicologie, par ses ouvrages sur la « maladie de l’âme Â», ou sur l’art et le vivant, mais aussi, plus spĂ©cifiquement, sur musique et pouls, depuis HĂ©rophile de ChalcĂ©doine, inventeur, aux IVe-IIIe siècles avant JĂ©sus-Christ, de la sphygmologie (Ă©tude du pouls), et dĂ©couvrant qu’il y a « de la rĂ©gularitĂ©, du rythme dans le corps Â», pour citer Pigeaud, jusqu’à la Nouvelle MĂ©thode facile et curieuse, pour connoĂ®tre le pouls par les notes de la musique (1769) du mĂ©decin lorrain François Nicolas Marquet et jusqu’aux expĂ©rimentations actuelles sur le rythme cardiaque et ses troubles, relativement Ă  la composition et Ă  la perception de la musique. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’exĂ©cution ce soir de Cardiophonie (1971) de Heinz Holliger.

S’agissant de musique et de maladie, on songe très vite Ă  la santĂ© mentale â€“ les hallucinations auditives, par exemple, et plus largement les liens Ă©troits entre folie et crĂ©ativitĂ©. Ă€ cet Ă©gard, les interventions dans le cadre du colloque, mais aussi certaines Ĺ“uvres au programme, soulignent l’évolution historique de la frontière intangible qui sĂ©pare la norme du hors norme.

Oui. Le cas le plus fameux est, bien sĂ»r, celui de Schumann, que nous n’aborderons pas lors du colloque, de ses acouphènes lancinants et de ses perceptions auditives Ă©tranges, avec dĂ©mangeaisons diffuses, dont le musicien s’ouvrit Ă  Mendelssohn. Ces hallucinations auditives se maintiendront, douloureusement, au cours des dernières annĂ©es : une note fixe, un la constant, pendant la nuit, puis le jour entier, des phrases musicales complexes, Ă  l’occasion orchestrĂ©es, une Ĺ“uvre symphonique ou la dictĂ©e d’un thème merveilleusement mĂ©lodieux.
Dans le cadre du colloque, nous abordons la maladie mentale selon plusieurs perspectives : Jean-François Lattarico sur la reprĂ©sentation de l’asile psychiatrique dans l’Agnese de Buonavoglia et PaĂ«r ; Andriana Soulele sur la mise en musique d’écrits d’aliĂ©nĂ©s dans Mots bruts d’Alexandros Markeas, Annelies Andries et Marie Louise Herzfeld-Schild sur la mĂ©lancolie au dĂ©but du XIXe siècle, Jon Fessenden sur l’autisme musical, Pierre Brouillet et Mathias Winter sur l’« oreille des idiots Â», Jean-Christophe Coffin sur Lombroso et la pathologisation du gĂ©nie musical italien, indĂ©pendamment de la programmation, après le concert, d’Une page folle, film de Teinosuke Kinugasa avec une musique de Mayu Hirano, qui porte aussi sur la reprĂ©sentation de l’asile.
C’est une question qui traverse pareillement Infinito nero de Salvatore Sciarrino, sur des textes de Maria Maddalena de’ Pazzi, et qui est interprĂ©tĂ©e ce soir par L’Instant DonnĂ©. Ă€ la suite d’une maladie non diagnostiquĂ©e et qui la mena Ă  l’article de la mort, cette jeune professe connut quarante jours d’extases, dont Sciarrino s’inspire du modèle extrĂŞme d’oralitĂ©, en excès et en dĂ©faut. On relate que huit novices entouraient la sainte : quatre rĂ©pĂ©taient ses propos, dits trop vite, scandĂ©s, en cascade, jaillissant comme d’une mitraillette, avant qu’elle ne sombre, Ă©puisĂ©e, dans un silence profond et une jouissance indicible ; quatre autres transcrivaient ce qui leur Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ©. C’est encore de vĂ©ritĂ© religieuse, d’approche spirituelle du dĂ©lire, qu’il est question, avant que Charcot et Janet n’exercent leur science mĂ©dicale et que la psychiatrie moderne ne voie dans ces agitations convulsives ou la rigiditĂ© de certains membres les symptĂ´mes d’une maladie. Sciarrino se tient Ă  cette intersection, entre, d’une part, la religion et le verbe de la Renaissance tardive, et d’autre part, une certaine psychologie du mystique, dans le regard et l’iconographie de la SalpĂŞtrière, les mouvements de l’extatique Ă  terre et les tensions de son corps comme un arc soutenu par les pieds et les Ă©paules.
J’aborde moi-mĂŞme cette Ĺ“uvre au cours du colloque, ainsi que deux autres « folies religieuses Â», mettant en scène, par des hommes, des femmes psychotiques, nĂ©vrotiques ou perverses, un male gaze nous invitant Ă  une thĂ©orie du genre, dans une forme, lyrique, oĂą ce genre s’exprime volontiers avec emphase : Les Diables de Loudun de Penderecki et les Exercices du silence de Brice Pauset, qui compose l’historicisation de la pathologie : après les cris et la « possession Â», viennent la nĂ©gation, l’abandon de soi, l’extase de Louise du NĂ©ant, mystique du Grand Siècle, qui avait aimĂ© la chair et en scrute dĂ©sormais la dĂ©composition, tournant autour des ulcères, des varices ouvertes et des peaux vĂ©rolĂ©es, sur lesquelles elle appose ses lèvres ; l’abondante littĂ©rature psychologique de la fin du XIXe siècle et de la première moitiĂ© du XXe siècle sur ce type de cas (L’ExpĂ©rience religieuse, essai de psychologie descriptive de William James, De l’angoisse Ă  l’extase de Pierre Janet, Le Surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales, essai de thĂ©ogĂ©nie pathologique de Georges Dumas..., dont Pauset s’inspire des descriptions cliniques pour ses gestes vocaux et instrumentaux) ; l’expĂ©rience contemporaine, enfin, d’une « schize Â» de l’espace musical et, donc, de la dĂ©sorientation sensorielle, qui dĂ©note, elle, d’autres dĂ©tenus.

La crĂ©ativitĂ© â€“ et son produit : l’œuvre â€“ est-elle vue dans certaines Ĺ“uvres au programme comme un symptĂ´me de la maladie (on pense Ă  Etwas ruhiger im Ausdruck de Donatoni par exemple) ?

C’est le point le plus dĂ©licat. Quelle est la part de la pathologie et celle de l’invention musicale ? Dans le cas de Donatoni, la question est mĂ©dicalement double : le diabète jusqu’au coma, d’une part, rĂ©sultant de conduites alimentaires dĂ©lĂ©tères, qu’Emile Wennekes Ă©tudiera dans Alfred, Alfred, avec d’autres reprĂ©sentations de cette maladie (Diagnosis: Diabetes de Michael Park et La straordinaria vita di Sugar Blood d’Alberto GarcĂ­a Demestres) ; une structure bipolaire, d’autre part, qui ne relève pas d’une banale psychologie, mais d’une structure existentielle, marquĂ©e par l’absence de volition : « La volontĂ© Ă©tait quelque chose d’essentiel dont j’étais totalement exclu. Â» De volontĂ©, Donatoni n’avait donc pas. Dès lors, il lui fallait non la cacher, l’occulter ou la rĂ©primer, mais constater son manque, qui met en doute l’existence propre et en transforme les modalitĂ©s : le Moi ne pense pas, mais est pensĂ©, n’agit pas, mais est agi, comme Donatoni le disait volontiers. Ainsi, la question du Soi est Ă  vif. On pourra considĂ©rer que la nĂ©gation, l’ironie, le sarcasme, le doute, le pathos de la dĂ©pendance, la conscience des illusions de l’art, la mortification de soi dans l’œuvre, autant d’ailleurs que de l’œuvre, l’expiation de la subjectivitĂ© en sont la manifestation, aucunement littĂ©raire. Etwas ruhiger im Ausdruck sollicite une succession de points de « maintenant Â» comme incapables de se maintenir et de s’anticiper, sans continuitĂ© ni ancrage. VoilĂ  qui constitue l’essence de la distension temporelle maniaque. Le psychiatre Ludwig Binswanger utilisait Ă  cet Ă©gard le terme Momentanisierung, momentanĂ©isation ou mise-en-moments. Autrement dit, nous saisissons la menace d’un prĂ©sent nu, sans avant ni après, dans un presto privĂ© ou presque des valeurs de la mĂ©moire et de l’attente. Rien ne s’écoule ni n’advient, rien ne dure. De mĂŞme, l’espace se restreint : tout y paraĂ®t sous la main, sans distance, dans une proximitĂ© oĂą l’on se saisit de tout et de tous. Dans cet espace, auquel il s’adosse et qu’il embrasse, le maniaque, Ă  la surface de son propre fond, s’esquive et se dissimule Ă  soi. Son tourment est la dĂ©faillance d’un dĂ©sir marquĂ© du dĂ©sir de l’Autre â€“ du fait de son absence de volition. Il est l’être anonyme, dans l’inauthenticitĂ© du On, non vers l’autre, mais vers une expĂ©rience de l’altĂ©ritĂ© oĂą l’alter ego devient neutre, aliud, et oĂą autrui se rĂ©duit Ă  l’alienus, Ă  l’outil, Ă  l’objet utilisĂ© et consommĂ©, comme les trois premiers temps de la huitième mesure de la deuxième des Cinq Pièces pour piano op. 23 que Etwas ruhiger im Ausdruck emprunte Ă  Schoenberg, un matĂ©riau soumis ensuite aux automatismes de la combinatoire. Le maniement des mots ou des sons jusqu’à la chosification, ce que l’œuvre thĂ©orique et musicale de Donatoni magnifie, implique une autre modalitĂ© de l’énonciation. Est-ce pour autant un jeu de langage substituant aux usages communs l’association volatile et la prĂ©cipitation ? Le tourbillon, le vortex de sons, traduit-il ivresse, bondissement et luminositĂ© maniaques ? S’agit-il de l’expression symptomatique d’une maladie ou, davantage, de sa reprĂ©sentation ? Ou de la reprĂ©sentation de sa reprĂ©sentation ?

©Ircam-Centre Pompidou

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