Avec la Compagnie Mixt Forma, vous assumez le collectif dans le processus de crĂ©ation. On imagine aisĂ©ment comment les idĂ©es peuvent arriver (tout le monde peut en avoir et une mise en commun est facilement envisageable), mais comment se prennent les dĂ©cisions importantes d’ordre esthĂ©tique ou formel ?
Pierre Lison : En effet, la compagnie Mixt Forma regroupe plusieurs artistes venant de disciplines très diffĂ©rentes les unes des autres. Le chant, le jeu théâtral, la percussion, la danse, la poĂ©sie, l’électronique et la composition musicale. Nous traversons ensemble le processus de crĂ©ation de la manière la plus horizontale possible. Une chose nous relie. C’est cette volontĂ© de crĂ©ation et d’articulation des diffĂ©rentes disciplines prĂ©sentes pour ce projet. Nous prenons le soin de comprendre chaque mĂ©dium en passant par des ateliers d’écritures, de partage de rĂ©fĂ©rences, de prĂ©sentation d’un catalogue de technologies disponibles, d’ateliers de mouvements, de techniques de jeu, de dictions... Ensuite, les idĂ©es sont partagĂ©es de manière assez intuitive. Nous avons très vite remarquĂ© que l’écriture au plateau Ă©tait l’un des moyens les plus efficaces de faire ressortir le plein potentiel de nos prĂ©sences pluridisciplinaires. Il reste tout de mĂŞme l’opportunitĂ© Ă  Mathieu de trancher.

On imagine aussi que, après le partage des idĂ©es, chacun part travailler sa partie de son cĂ´tĂ© : comment est rĂ©ajustĂ©e chacune des parties par rapport au reste ? Par exemple, les textes poĂ©tiques, qui sous-tendent tout le spectacle, ont-ils Ă©voluĂ© au fil de son Ă©laboration ?
Dominique QuĂ©len : Le texte, comme les autres Ă©lĂ©ments de cette crĂ©ation, est jusqu’au bout un travail en cours, rien n’étant fixĂ© ni figĂ©.

Au contraire de ce qui se passe avec l’écriture des livres, lesquels me sont Ă  chaque fois comme mon propre corps : Ă  n’ouvrir qu’après ma mort (c’est-Ă -dire après publication puisqu’alors c’est le livre qui se met Ă  vivre â€“ Ă  condition qu’on l’ouvre, donc), j’aime l’idĂ©e, dans une collaboration avec un compositeur et, dans le cas prĂ©sent, avec toute une Ă©quipe participant Ă  l’élaboration commune de l’œuvre, de me laisser mener et que le texte soit une simple matière, que dans cette hĂ©sitation prolongĂ©e entre le son et le sens qui selon ValĂ©ry caractĂ©rise le poème, le son ait sa part davantage encore que dans la poĂ©sie, et la littĂ©rature en gĂ©nĂ©ral, faite pour le livre ou la lecture silencieuse.
Un des intérêts, encore, de travailler avec Mathieu, c’est que sa méthode, qu’on pourrait mettre au pluriel tant elle s’adapte souplement aux diverses situations de création, et notamment pour cette pièce, pousse au composite, que le risque soit évité d’une unité d’aspect (car c’est effectivement un risque lorsque, comme moi, on écrit surtout par séries).
J’aime enfin l’idĂ©e de n’être pas entièrement l’auteur du texte ; que celui-ci se soit Ă©laborĂ© Ă  plusieurs ; que par endroits je n’en sois mĂŞme pas du tout l’auteur mais telle ou tel d’entre nous ; qu’à bien des moments je me sois contentĂ© de noter des choses entendues Ă  la volĂ©e, de transcrire simplement des gestes, des actions, des attitudes. Qu’enfin le texte produit, quel qu’en soit l’auteur parmi nous, demeure une pâte propre Ă  ĂŞtre tassĂ©e, Ă©tirĂ©e, malaxĂ©e, rĂ©duite, amputĂ©e, greffĂ©e, griffĂ©e, figurĂ©e, dĂ©figurĂ©e, lissĂ©e, remodelĂ©e, clarifiĂ©e, coupĂ©e, simplifiĂ©e, obscurcie, bouturĂ©e, oubliĂ©e, aplatie, modifiĂ©e, avalĂ©e, mâchĂ©e, que le rĂ©sultat n’en soit qu’un Ă©tat parmi d’autres possibles comme l’est tout texte au moment de le publier (au sens de rendre public), et mĂŞme toute Ĺ“uvre, et mĂŞme toute manifestation de la vie, de la plus modeste Ă  la plus Ă©laborĂ©e, et donc qu’il bouge encore.

Mathieu Corajod : Il y a gĂ©nĂ©ralement d’abord une envie, une idĂ©e dramaturgique ou une vision globale (mĂŞme un peu floue) d’une certaine scène. Un texte, par exemple, doit rĂ©pondre aux exigences de cette idĂ©e de dĂ©part. Puis la manière de mettre en musique ou de chorĂ©graphier ce texte peut nous amener Ă  y faire des retouches. Le processus se poursuit ainsi jusqu’à ce que nous parvenions Ă  une forme satisfaisante, qui s’insère Ă©galement bien dans la macro-forme. Mais il peut aussi arriver que le texte soit gĂ©nĂ©rĂ© au plateau, en improvisant dans une situation théâtrale, puis qu’il soit transcrit et dĂ©veloppĂ© Ă  la table. Les mĂŞmes principes s’appliquent aux autres disciplines.
ChloĂ© Bieri : Nous travaillons en partageant les rĂ´les dans tous les sens et en amenant, chacun d’entre nous, un bagage de connaissances spĂ©cifiques. Tout le monde peut proposer des idĂ©es de matĂ©riaux et chacun peut aussi ĂŞtre interprète de l’idĂ©e d’un autre. Parfois l’un de nous prend la position de guide, ou de regard extĂ©rieur, pour le groupe. Dans certains cas, quelqu’un crĂ©e une partie pour un autre performeur. Par exemple, Pierre et Mathieu ont Ă©laborĂ© entre eux une chorĂ©graphie que je dois apprendre en tant qu’interprète. Donc nous passons du collectif Ă  l’individuel, et vice-versa, de manière rĂ©gulière, libre et spontanĂ©e.

Vos projets sont principalement indisciplinaires, ce qui pose encore d’autres questions : sur l’articulation entre les disciplines pour soutenir le discours, sur la synchronisation entre les diffĂ©rents discours : comment les gĂ©rez-vous ?
Antonin NoĂ«l : Avant mĂŞme de parler d’articulation et de synchronisation des disciplines, il s’agirait de dĂ©finir la notion mĂŞme de « discours Â». Or, Ă  l’échelle de Laquelle se passe ailleurs, cette notion de discours peut varier d’un moment Ă  un autre, Ă  l’échelle des scènes. Ă€ la dimension assez Ă©vidente du texte â€“ peut-ĂŞtre la plus facilement porteuse de sens â€“ s’ajoutent celles de l’esthĂ©tique, du mouvement, de la musique, etc. Ainsi le discours de la pièce a toujours Ă©tĂ© l’assemblage de tous ces Ă©lĂ©ments. Au fil des diffĂ©rentes scènes, l’un d’eux peut ĂŞtre mis plus en avant que les autres, mais le discours est toujours ce qui se dĂ©gage globalement de la scène et de tous les Ă©lĂ©ments qui la composent.

Le texte en est un exemple flagrant. Quoiqu’il puisse être souvent perçu comme au centre des scènes, le poids et le rôle qu’on lui accorde peuvent fortement varier. Certains textes sont porteurs d’un sens très évident et accessible au public, d’autres peuvent sembler plus obscurs, et ne seront pas forcément l’élément permettant au public de s’accrocher à ce qui se passe sur scène. Il en va de même pour tout le reste.
Le travail sur Laquelle se passe ailleurs est essentiellement interdisciplinaire, car le lien entre les différentes disciplines est toujours à l’œuvre, de manière visible ou non. Nous avons fait en sorte d’assembler tous les éléments en jeu pour les mettre en valeur au sein d’un ensemble plutôt que par leur individualité. Finalement, nous laissons cet assemblage volontairement ouvert pour donner au public une surface de projection et le laisser compléter le discours selon sa propre interprétation.

Mathieu Corajod : Nous n’utilisons pas couramment le mot « discours Â» dans notre processus de crĂ©ation (on aurait alors dĂ» Ă©voquer ses thĂ©oriciens : Foucault, Habermas...), mais je pense qu’il faudrait l’employer au pluriel : les discours de la scène ou, comme le disait Antonin, les discours de telle ou telle scène. Dans les cas oĂą les sons ou les mouvements suggèrent une signification assez prĂ©cise, cette dernière est bien souvent opposĂ©e ou complĂ©mentaire aux significations du texte. La polysĂ©mie, incluse dĂ©jĂ  dans les textes de Dominique, est Ă©tendue aux autres moyens scĂ©niques, d’oĂą l’expression « poèmes scĂ©niques Â» dans le sous-titre de l’œuvre. Par ailleurs nous accordons une place importante aux sensations auditives et visuelles et ne tranchons pas en faveur d’une seule interprĂ©tation des scènes.
Antonin NoĂ«l : Quant Ă  la gestion de tout cela, certains chemins sont apparus très rapidement Ă©vidents, je pense par exemple Ă  certains textes qui portaient un imaginaire permettant de tout de suite imaginer les Ă©lĂ©ments parallèles Ă  l’aspect vocal. D’autres, cependant, ont demandĂ© de creuser plus longuement au travers d’improvisations. Comme Ă©voquĂ© plus haut, dans ces moments, il n’y avait pas de discipline dominante. La construction pouvait partir d’un simple accessoire couplĂ© Ă  un micro, comme d’un enchaĂ®nement de gestes, voire de borborygmes ou autres improvisations vocales permettant de retomber sur le texte, et de l’explorer plus en profondeur.

Les outils informatiques, en amont, au cours de l’élaboration de l’œuvre, ou au cours de la performance, jouent-ils un rĂ´le dans cette articulation entre les diffĂ©rents mĂ©dias ? Certains gestes d’une discipline ont-ils par exemple une influence, en direct, sur ceux d’une autre ?
Stanislas Pili : Oui absolument ! Nous utilisons par exemple des capteurs de l’Ircam qui permettent d’activer des sons grâce aux mouvements des performeurs, ce qui nous inspire des gestes auxquels nous n’aurions pas pensĂ© sans cette approche. Il en va de mĂŞme pour les dispositifs analogiques tels que les microphones, les synthĂ©tiseurs et les haut-parleurs de diffĂ©rentes sortes : leur manipulation sur scène a inspirĂ© de nombreux choix chorĂ©graphiques et de mise en scène. Tous les mĂ©dias du spectacle tels que la voix, le mouvement, les effets sonores, la scĂ©nographie, la lumière, les textes, le dĂ©cor et l’électronique se dĂ©veloppent en parallèle et s’influencent mutuellement dès les premières Ă©tapes de cette crĂ©ation. Il n’y a pas de hiĂ©rarchie imposĂ©e entre les mĂ©dias et chacun peut avoir un impact sur la dramaturgie de l’œuvre.

Au-delĂ  de ces enjeux, qu’avez-vous travaillĂ© Ă  l’aide des outils technologiques dĂ©veloppĂ©s Ă  l’Ircam ?
Mathieu Corajod : Pour synthĂ©tiser, je dirais que c’est avant tout le temps rĂ©el, c’est-Ă -dire les traitements informatiques en cours pendant le spectacle, qui joue ici un rĂ´le beaucoup plus important que dans mes pièces prĂ©cĂ©dentes. N’ayant pas d’instruments de musique traditionnels sur scène dans ce spectacle, il Ă©tait important de rendre le rapport entre la musique et les performeurs le plus vivant possible grâce Ă  l’électronique Ircam en temps rĂ©el. On peut par exemple musicaliser des donnĂ©es issues de la manipulation d’objets de la scĂ©nographie de Lucie. En raison de cette dimension live, Dionysios Papanikolaou joue un rĂ´le important non seulement dans l’accompagnement de la crĂ©ation en informatique musicale, mais aussi dans l’interprĂ©tation de l’électronique qu’il fait en rĂ©gie pendant le spectacle.

Le processus de crĂ©ation en lui-mĂŞme (et son aspect essentiellement collectif) devient-il un Ă©lĂ©ment dans l’imaginaire du spectacle, voire l’un de sujets du spectacle ?
ChloĂ© Bieri : Non. Ce n’est pas un mĂ©taspectacle (un spectacle sur la crĂ©ation d’un spectacle). En revanche ce que l’on prĂ©sentera sur scène sera le rĂ©sultat de tout le processus de crĂ©ation. Les actions sur scène ont Ă©tĂ© dĂ©battues, improvisĂ©es, essayĂ©es, Ă©crites, critiquĂ©es, etc. Vous verrez le rĂ©sultat, mais notre cheminement artistique n’est pas visible dans le spectacle.

Autour de votre projet gravitent ou ont gravitĂ© deux rĂ©fĂ©rences du théâtre musical et/ou de l’indisciplinaire : Georges Aperghis et Thierry De Mey. Quels sont ou ont Ă©tĂ© leurs rĂ´les respectifs ? Et, de manière plus gĂ©nĂ©rale, que retenez-vous de leurs travaux pour nourrir les vĂ´tres ?
Mathieu Corajod : ChloĂ©, Stanislas et moi-mĂŞme avons Ă©tudiĂ© dans la filière de master en théâtre musical de la Haute École des arts de Berne, dont Georges Aperghis a Ă©tĂ© une des figures pĂ©dagogiques fondatrices, aux cĂ´tĂ©s notamment de Françoise Rivalland qui excelle dans ce rĂ©pertoire. Plus tard, j’ai suivi le Cursus de l’Ircam avec Thierry de Mey. Il a donnĂ© une impulsion dĂ©cisive Ă  mon travail en ouvrant la possibilitĂ© de collaborer avec des danseurs et danseuses. Cela m’a permis de rencontrer Marie Albert et Pierre Lison, avec lesquels je crĂ©e encore aujourd’hui. L’envie de fonder une compagnie, d’explorer d’autres domaines artistiques tout en gardant une sensibilitĂ© très forte pour la musique de notre temps, ainsi que d’utiliser les innovations de l’Ircam constitue quelques points communs gĂ©nĂ©raux avec le travail de Georges et Thierry. Il y aurait sans doute des centaines d’autres rĂ©fĂ©rences d’artistes Ă  citer. En fin de compte nous crĂ©ons en apportant chacun des expĂ©riences issues de notre parcours personnel, pour former un tout unique.

©Ircam-Centre Pompidou

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